Le voyage dans Un crépuscule d’Islam, un dévoilement de l’être
1 Lorsqu'il a la volonté d'aborder les littératures de l'ère coloniale, le chercheur se retrouve face à une nébuleuse idéologique1 qui le rebute puisqu'elle le confronte à une création artistique hétéroclite quant au foyer de sensibilité qui la forge.
2 Certains auteurs font preuve d'un orientalisme suspect2, d'autres cultivent un souci de l'Autre qui se pare des couleurs chatoyantes de l'exotisme3. La tâche devient plus ardue quand, au sein de l'imaginaire du même écrivain, l'orientalisme le plus académique côtoie un exotisme débridé qui devient tendancieux et se nourrit des clichés les plus honteux4.
3 Il n'en reste pas moins que, s'agissant de la littérature de voyage ayant eu pour objet le Maroc, André Chevrillon constitue une exception à la règle. Littérateur de formation et romantique d'orientation, cet écrivain voyageur a passé une grande partie de sa vie à sillonner le monde. Au printemps 1905, son aventure le conduit au Maroc, topos presque obligé qui s'impose dans plusieurs récits de voyage en tant qu'espace incontournable à découvrir, à percevoir et à concevoir. Par déracinement, il trouve, dans ce lieu empreint d'ancestralité, de traditionalité et de virginité, un état d'esprit, un art de vivre et une réconciliation avec son intériorité.
4 Par souci de proximité et de réflexivité, l'auteur d'Un crépuscule d'Islam fait front aux mécanismes de projection hégémoniques et idéologiques qui traversent les écrits des Français sur le Maroc et s'implique esthétiquement et existentiellement dans une rencontre interculturelle qui lui permet de reconnaître la légitimité des significations autres et des vérités autres5. Dans ce contexte d'interculturalité, le neveu d'Hippolyte Taine6 trouve dans le contact avec l'altérité, « la possibilité d'une différence »7, pour reprendre l'expression de Roland Barthes. En résonance avec cette différence, il libère son imaginaire pour se confronter fructueusement au lointain. Une telle confrontation lui permet de questionner sa propre identité et de se libérer du mode de penser d'un Occident rationaliste à outrance. Chevrillon quitte cet univers désenchanteur pour intérioriser un ailleurs qui, par sa simplicité et sa beauté, pourrait élever son être et son âme vers l'humanité originelle. Sur ce plan, le Maroc est le moyen de libération émotionnelle nécessaire à une reconnexion au passé harmonieux et glorieux. Cette perspective régressive permet d'échapper à un présent déstabilisateur qui met l'individu dans un état de doute et d'impuissance. Le voyage de Chevrillon s'inscrit ainsi dans une démarche de déréalisation impliquant nécessairement une tentative de perte de contact avec sa propre réalité. Une telle rupture permettrait au voyageur français de dialectiser positivement son rapport avec l'Ailleurs dont il a besoin pour se délivrer des impressions du vide suscité par une modernité pressante et oppressante dont il est assez critique.
5 L'œuvre de Chevrillon compte deux relations de voyage relatives au Maroc et qui donneront naissance à Un crépuscule d'Islam en 1906 et Marrakech dans les palmes en 1913.
6 Le premier roman nous décrit un Maroc n'ayant pas encore subi les « outrages de la modernité »,8 alors que le second nous dépeint le basculement du Maroc dans les Temps Modernes avec ce qu'ils comportent comme changement.
7 Il n'empêche que la vision que Chevrillon a du Maroc participe d'une sensibilité qui déréalise le paysage. Au lieu de se contenter d'être un miroir, elle se transforme en une lumière qui irradie le paysage marocain pour le sublimer9. Il n'en reste pas moins que si Chevrillon cède à la tentation du voyage, c'est pour mieux se découvrir par le biais du contact avec les horizons lointains. Le Maroc est, à ses yeux, cet ailleurs qui rend possible le recentrement du désir sur soi et l'invention d'une âme qui a été sacrifiée sur l'autel d'une modernité standardisante, qui refuse toute prétention à la singularité. La sensibilité romantique de Chevrillon rejette catégoriquement le diktat de la rationalité pour une esthétique du déracinement, du dépaysement et du nomadisme.
8 Nous nous fixons comme but de montrer que la rencontre de l'altérité, surtout lorsque cette dernière n'est pas méprisée par celui qui se penche sur elle, devient source de connaissance de soi. Le choc de l'altérité s'accompagne d'un travail d'introspection.
I- Un crépuscule d'Islam : une quête ontologique
9 Armé de sa seule sensibilité et cultivant un moi enclin à la rêverie, surtout lorsqu'il est confronté à l'étrangeté, à l'originalité et à l'authenticité, le voyage est, pour Chevrillon, le moyen de connaître pour mieux se connaître et de découvrir pour mieux se découvrir. Il doit, pour ce, se départir d'une rationalité occidentale qui se caractérise surtout par l'oubli de l'être10 pour ne prêter attention qu'à ses conquêtes scientifiques et technologiques. Aux yeux de Chevrillon, le Maroc est ce pays dont la culture est toujours à l'écoute de « l'essence » des choses :
10
11« Je m'étais arrêté pour l'entendre (un petit berger marocain). Cette improvisation d'un berger couché sur une pierre, devant les choses de tristesse et de beauté, c'était l'essence de l'art qui se laissait saisir, la musique à sa source élémentaire, se produisant dans sa spontanéité, un élancement de l'âme humaine (…), se produisant dans la nature, à l'occasion d'un soir et d'un paysage. »11
12 Le paysage marocain devient ainsi le topos d'une quête mystique et ontologique qui vise l'accession à un moi authentique, auquel le petit berger marocain a accédé à travers sa musique « élémentaire ». Cela suscite chez Chevrillon le même désir. Sauf que pour ce faire, l'auteur doit se défaire des influences d'un Occident féru de rationalité :
13 « Et je songeais que dans notre Europe, si dévotement convaincue de sa culture et de son progrès, sans doute par un effet de cette culture et de ce progrès, de tels jaillissements ne sont le propre aujourd'hui que de certains êtres singuliers. »12
14 La critique de la modernité européenne s'accompagne chez Chevrillon de la stigmatisation de l'ethnocentrisme européen que semblent justifier les progrès de la science et de la technique. Sauf que ces progrès ont pour conséquence le désenchantement irrémédiable du monde et l'érosion du religieux. Chevrillon fait ainsi preuve de romantisme, car : « C'est […] une grande tradition des romantiques du XIXe siècle que de dénigrer les progrès européens, la montée de l'individualisme, le monde de la technique et de l'organisation, pour aller rêver de paysages archaïques en Orient, où l'on retrouverait partout l'odeur et les traces de Dieu. »13
15 La sensibilité romantique de Chevrillon transforme ainsi le Maroc en un axis mundi14 et un illo temporé 15 encore en contact avec les temps auroraux de la création, là où l'homme vivait dans la paix et la complétude édéniques :
16 « Lumière matinale et neuve, lustre frais des jeunes herbes, beauté d'un monde qui semble né d'hier ! Et, sur le tapis émaillé de fleurs qu'était la campagne à l'infini, toutes ces créatures innocentes qui paissaient et se gardaient elles-mêmes ! Je songeais à ces naïves images de Paradis terrestre que nous regardions dans notre enfance : les premiers jours de la création, avant le mal, avant la peur, avant la mort, quand les animaux croissaient et se multipliaient en paix sur la terre, et que Dieu paraissait dans un nuage, ouvrait ses mains pour les bénir. »16
17 La perspective de Chevrillon peut être qualifiée d'égotiste, car espace et temps le renvoient à son moi et à la sensibilité qui lui est propre. La réminiscence est chez lui l'expression de l'ardent désir que celui de renouer avec une situation de l'homme avant la chute et une béatitude que ne peut garantir que le séjour auprès de Dieu. Le paysage marocain, s'opposant à la mainmise d'une rationalité qui dévitalise la nature et désenchante le monde17, est pour Chevrillon l'occasion d'une rêverie mélancolique et soucieuse de renouer avec une Europe pré-moderne, encore inscrite dans la temporalité et la sensibilité du Moyen Âge : « Vraiment, ici le Moyen Âge s'éternise. »18
II- La tentation d'une Europe pré-moderne
18 Il est bien vrai que l'imagination créatrice de Chevrillon fait preuve de nostalgie pour un Moyen Âge que l'œuvre tente de reconstruire en projetant sur le paysage marocain une sensibilité romantique qui le transmue en paysage biblique. L'esthétique de Chevrillon tente par tous les moyens de rendre présent un passé à jamais révolu puisqu'enterré sous les décombres d'un monde disparu à cause de l'idéologie des Lumières. Pour ce, elle va jusqu'à superposer les paysages d'Europe sur ceux du Maroc, mue par le lancinant désir de transcender le désenchantement du monde qui est à l'œuvre dans une civilisation occidentale qui est hantée par la conquête de l'univers :
19 « Dans une telle lumière d'Afrique, ces paysages d'estuaire n'étant associés dans mon souvenir qu'aux gris mélancoliques de notre Bretagne et de la Cornouaille anglaise. Cette vase était chaude, une vapeur en sortait où s'embuaient de luxuriances végétales, rideau de lianes, frais feuillages d'une émeraude plus surnaturelle encore que celle des jeunes saules… Je sentais une nature vierge qui déploie sa vie splendide, pour elle-même, un coin de la terre avant la conquête humaine. »19
20 Il n'en reste pas moins que l'imagination de Chevrillon, et à travers son désir de renouer avec le Moyen Âge, exprime un désir autre, celui de renouer avec l'éternité. Le désir d'éternité fait partie de sa culture chrétienne. Et c'est à ce désir humain que le message christique tente de répondre :
21 « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole, et qui croit à celui qui m'a envoyé, a la vie éternelle et ne vient point en jugement, mais il est passé de la mort à la vie. »20
22 L'imagination créatrice de Chevrillon est hantée par le temps qui passe et par la peur de la finitude. Elle se refuse à ce temps accéléré qui est la spécificité d'une Europe qui a fait de la notion du progrès l'un de ses paradigmes. Elle est nostalgique d'une foi qui transcende les effets mortifères de la fuite du temps. Le Maroc devient ainsi pour Chevrillon la métaphore d'un temps autre que celui de l'Europe. Le Maroc de Chevrillon obéit à une temporalité autre qui n'est pas hantée par la vitesse. Elle finit de cette manière par épouser, aux yeux de l'écrivain, les allures de l'éternité :
23 « La vieille ville fanatique où le passé si lointain dure encore, et qui ne sait rien des changements de l'humanité. Allah Akbar ! Simplement, toujours dans la solitude et les ruines d'aujourd'hui, comme au temps des empires et de l'adolescence heureuse. »21
24 Et c'est cette hantise du temps qui passe qui justifie tout l'intérêt que Chevrillon porte à l'architecture lorsque son voyage l'amène à Fès, ville marocaine qui symbolise à ses yeux la résistance à la fuite du temps.
III- La médiation de l'art architectural dans la rencontre avec l'Autre
25 La tonalité religieuse qui a tant inspiré Chevrillon lorsqu'il décrivait la campagne marocaine continue à influer sur sa perception romantique de l'architecture fassie :
26 « Encore une fois revient cette grave impression religieuse qui finit par faire ici le ton habituel de la sensibilité. Nous la trouvons dans une riche maison parée pour une fête, comme nous l'avons sentie, avec ses modes différents, dans les profondes rues abandonnées, dans le demi-jour voûté des bazars où se presse en longues files un peuple blanc-drapé. Impression, tantôt d'église, tantôt de crypte, ou bien de monastère – ici très nettement de mosquée à cause de la sensualité musulmane du lieu. Délices des narines qui respirent la fondante douceur des aloès et du benjoin fumants, des yeux qu'enchantent les infinies broderies des fleurs incrustées aux parois de faïence, des jeux bruissants des eaux. Car un grand jet fuse de la vasque centrale et se suspend, s'évase comme une fleur liquide, comme un lis de cristal pur et qui tremble sur sa tige. Et puis, jaillissant à la fois, par sept bouches de cuivre, d'un admirable panneau de mosaïque, sept fontaines, dans un chrome. Oh ! la volupté dans la nuit chaude, de leur symphonie froide, perpétuelle et volubile ! comme cette présence s'ajoute à celle des parfums pour envelopper, engourdir, endormir ! »22
27 La maison, ce « paradis terrestre »23 comme préfère l'appeler Gaston Bachelard, exerce un attrait irrésistible sur Chevrillon qui découvre, non sans plaisir sensuel, les magnificences artistiques du lieu dont il a admiré la beauté, l'originalité et l'authenticité. Aussi, parler des « infinies broderies de fleurs » qui « enchantent » le lieu est une affirmation de la symbiose entre l'architectural et le naturel24 qui se côtoient intimement et étroitement. Cet état de symbiose produit un effet magique sur un Chevrillon hanté par le souci de changement de perspective et la variation de la prise de vue.
28 D'autre part, à partir de la jonction entre l'architectural et le végétal qui se juxtaposent et se conjuguent poétiquement et artistiquement, le voyageur s'aperçoit de l'esprit inventif des Marocains imprégnés de créativité et de savoir-faire. Ceci dit, la maison marocaine25 n'entraîne pas seulement une jouissance ou une simple contemplation des objets architecturaux et des décors ornementaux, mais elle permet aussi une pénétration dans l'univers profond de l'homme et une incursion dans sa réalité la plus intime. À cet égard, à travers l'habitation, le voyageur prend conscience des valeurs de la société marocaine. L'invisibilité de la femme constitue un souci majeur pour cette société masculine qui conçoit son architecture de sorte que cette invisibilité soit parfaitement assurée :
29 « Et bien que ce jardin ne soit visible qu'aux habitants de la maison, plus secrètes encore sont ces allées sous ce plafond de feuillage embaumé. Des femmes peuvent s'y retirer, y fuir le soleil : c'est un harem et c'est un cloître ; elles y trouvent paix, silence, fraicheur pénétrante. Des rigoles d'eau laiteuse comme celle de la neige fondante ne cessent d'abreuver la terre noire dans les compartiments où poussent les orangers. »26
30 La maison, qui entretient le mystère et ne dévoile pas tous ses secrets, stimule la curiosité et le rêve du voyageur. Celui-ci cherche à enfreindre la sphère de l'interdit de l'univers marocain à partir de sa tentative d'infiltration dans l'espace privé attractif par son herméticité. Gaston Bachelard ne dit-il pas : « Tous les espaces d'intimité se désignent par une attraction »27 ?
31 Il n'en demeure pas moins que cet espace, tel qu'il est agencé, renforce la séparation entre l'homme étranger et la femme et constitue, en conséquence, une concrète expression de clôture qui rend presque impossible toute rencontre entre ces deux éléments.
32 Dérober la femme au regard étranger paraît donc une obsession masculine qui se manifeste par le mode d'organisation de l'architecture. En fait, cette dernière, en assurant l'intimité et en entretenant l'isolement intérieur, semble s'adapter parfaitement avec la réalité socioculturelle et le caractère authentique du Maroc. Outre cette mise en exergue de ladite réalité, Chevrillon, comme d'ailleurs la plupart des écrivains voyageurs, entre autres Eugène Aubin et Pierre Loti28, a mis l'accent sur la disparité entre l'intérieur et l'extérieur des habitations. De ce point de vue, le dehors a un air hostile et triste et suscite ainsi la déception et la frustration. En contrepartie, cette frustration s'éclipse une fois que s'ouvre et se découvre l'univers du dedans.29
33 « Mais derrière ces dehors de tristesse et d'abandon, quelle vie de luxe et de volupté peut se cacher ! Chez Si Mohammed, au bout du sombre corridor coudé qui fait suite au porche, nous retrouvons les splendeurs laissées par les Maures d'autrefois dans les vieilles cités d'Andalousie. Ces perspectives de grandes villes dont les baies ogivales donnent sur l'arcade, les orangers et les vasques d'un patio, ces entrecroisements d'arches, de voûtes et de péristyles, ces hautes chambres où des jours divers, s'entremêlent et se débattent, ces murs, palimpsestes illuminés où des caractères arabes – or, azur, vermillon – scintillent, s'enténèbrent comme des arabesques de verrières, découpent en vives arêtes leur exact et pourtant mystérieux lacis ; là-haut, ces stalactites, - tout cela, c'est bien l'art abstrait de Grenade et de Séville, art de rêve, art de djinns qui se rappellent leurs grottes de diamants, leurs scintillantes demeures souterraines et ne veulent rien connaître du monde où se meut la vie des hommes. »30
34 Il semble que les intérieurs atypiques et édéniques contrastent complètement avec l'extérieur austère et morne. C'est dire que les images qui figurent derrière les clôtures des édifices alimentent les impressions de méfiance et les sentiments d'insatisfaction, tandis que celles de l'intérieur inspirent la réjouissance et l'exaltation. L'espace est ainsi perçu selon la dialectique de l'être et du paraître, du dedans et du dehors, du positif et du négatif. Gaston Bachelard explique cette dialectique en ces termes :
35 « Dehors et dedans forment une dialectique d'écartèlement et la géométrie évidente de cette dialectique nous aveugle dès que nous la faisons jouer dans des domaines métaphoriques. Elle a la netteté tranchante de la dialectique du oui et du non qui décide de tout. On en fait, sans y prendre garde, une base d'images qui commandent toutes les pensées du positif et du négatif. »31
36 Cette dialectique bachelardienne laisse penser que la négativité est associée à l'extériorité, alors que la positivité est associée à l'intériorité. Tous les éléments de cette intériorité : lumière, forme, matériaux, couleurs, textures… ont, aux yeux de Chevrillon, une signification particulière qui reflète l'harmonie du lieu et l'art de la société marocaine. De ce fait, l'intérieur des habitations est révélateur de l'intérieur de leurs habitants. Si cet intérieur est chaleureux, merveilleux, somptueux et éblouissant, c'est parce qu'il est à l'image des Marocains, hospitaliers, affectueux, paisibles et jouisseurs :
37 « (…) Voici commencer la saison où l'ombre blanche de leurs chambres de marbre et d'albâtre leur devient délicieuse. Pendant six mois ils ne vont plus faire que la sieste et l'amour sous des arcades, à la musique des guitares et des perpétuels jets d'eau dans les bassins. »32
38 Cette association entre la beauté de l'espace et la paix intérieure de l'homme est révélatrice du rapport étroit entre l'ordre architectural et l'expérience humaine. En plus de l'intérêt accordé à ce rapport entre le marocain et le cadre spatial où il agit et évolue, le voyageur a subi l'attractivité et le charme des édifices religieux. C'est dans cette perspective qu'il s'émerveille devant des minarets qui offrent à leur contemplateur la sensation de médiocrité et de modicité devant une telle immensité33 et une telle originalité :
39 « Quel sentiment de notre imperfection, de périssable, se mêle-t-il alors à notre bonheur ? Sommes-nous sensibles à ce que nous disent de la mort en nous charmant ces tendres et religieuses tours de faïence, ces vieux minarets qui enchantent à la façon d'une fleur ancienne, plus merveilleuse d'avoir su garder en séchant dans un livre le mystérieux esprit de la couleur. »34
40 Ou encore :
41 « Aussitôt un drapeau blanc monte à l'unique minaret qui confine au cimetière de Bab-Ftouh, celui de la mosquée des Andalous, tout couvert de chaux, lourdement primitif, le plus âgé de la ville, et qui date comme elle du IXe siècle, des premiers Idrissides. »35
42 En situant ces minarets antiques dans le contexte historique, Chevrillon traduit sa volonté de juxtaposer l'ancrage spatial à l'ancrage temporel. Ainsi l'espace jette-t-il les assises d'une inscription dans le temps et une projection dans le passé lointain. D'ailleurs, il n'est pas fortuit que le mouvement romantique, dont Chevrillon semble être un continuateur, soit distingué par la nostalgie de l'âge antique et ce n'est pas non plus fortuit que le voyageur pérégrine dans le temps à travers la méditation des édifices religieux ; cet héritage du passé, ce témoin du présent et ce lieu d'un devenir.
43 Somme toute, Chevrillon, à la quête du pittoresque, a été fasciné par la beauté, l'authenticité et l'originalité des œuvres architecturales marocaines. Ces œuvres transcendent leur simple matérialité pour renvoyer en profondeur à des réalités abstraites et à des significations particulières et aussi pour traduire la substance et l'essence d'un peuple et d'une culture autres. Cette essence résulte d'une expérience du temps qui n'est pas celle de l'Europe. Le temps marocain, fait de lenteur, continue à dialoguer avec un monde encore immergé dans une conception religieuse et précapitaliste du monde. C'est à ce monde romantique que l'imagination créatrice de Chevrillon est la plus sensible.
44 À travers le paysage marocain, Chevrillon tente de reconstruire, sur le plan de l'imaginaire, une Europe précapitaliste rétive aux apports de la modernité. Cette reconstruction permet à Chevrillon de parer aux méfaits du désenchantement du monde et au « mal du siècle » qui en est la conséquence. Il n'en reste pas moins qu'Un crépuscule d'Islam tranche avec les relations de voyage qui ont eu pour objet le Maroc. Il finit, à la fin du roman, par reconnaître l'égalité entre la culture marocaine et la culture occidentale :
45 « Je songe que dans six jours je serai à Gibraltar. C'est une distance qui ne se chiffre pas en lieues. L'énorme et sombre rocher, les canons qui le hérissent, les monstrueux cuirassés, les haletants paquebots arrêtés pour quelques heures, les feux électriques, la fumée des machines et les fracas de l'acier dans l'arsenal, les ouvriers noirs du charbon, les orgueilleux soldats rouges, et puis les music halls, les bars, les journaux qu'emplissent les télégrammes des deux hémisphères : quel raccourci de toute l'humanité hors nature de l'Europe ! Quel retour au démoniaque rêve que nous nous sommes fait, et qui nous hallucine, nous tient, nous met frénétiquement en mouvement,- le rêve d'une civilisation, bien différente, mais, en cela, de même ordre que celui d'où procèdent les immobilités et les silences de l'Islam ! »36
46 Et c'est pour cette raison que nous pensons que ce récit de voyage est digne d'une lecture autre que celle qui le cantonne dans le cadre des littératures dites de l'ère coloniale et qui ont souvent péché par excès d'orientalisme. Un crépuscule d'Islam est l'exemple même du dialogue apaisé entre les cultures.
Bibliographie :
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Hesse Gérard, Le langage de l'intuition : pour une épistémologie du singulier, Éditions L'Harmattan, Paris, 1997.
Lahjomri Abdeljilil, L'image du Maroc dans la littérature française, Editions SNED, Alger, 1973.
Loti Pierre, Au Maroc, Éditions Dar Al Aman, Casablanca, 2012.
Segalen Victor, Essai sur l'exotisme, Editions Fata Morgana, Paris, 1978.
Saïd Edward, L'Orientalisme : L'Orient créé par l'Occident, Éditions du Seuil, Paris, 2003.
Sayre Rober, Löwy Michaël : Révolte et mélancolie, Le romantisme à contre-courant de la modernité, Éditions Payot, Paris, 1992.