Avant-propos
1 Lieu d'un « surgissement massif et abrupt d'une étrangeté9 » qui écrase ses malheureux locataires, le bagne est « là où le sens s'effondre10 », « jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable 11» et de l'avouable comme en témoigne le silence des autorités marocaines qui avaient refusé jusqu'au bout d'admettre l'existence de Tazmamart, comme celle d'autres centres de détention des années de plomb et d'angoisse (Agdz, Dar Moqri, Kalaat M'gouna, Derb Moulay Cherif, le Courbis). Pour les malheureux pensionnaires de ces lieux lugubres, la prison heureuse et romantique, où des personnages rencontrent l'amour et le bonheur, est tout bonnement une chimère inconcevable. Dans leur bagne infernal, les emmurés de Tazmamart, comparés aux victimes de l'holocauste, étaient enterrés vivants, non pas pour purger une peine, mais pour crever dans le silence et l'indifférence générale. Un traitement identiquement atroce est rapporté par les rescapés des geôles algériennes et des camps de la mort du Polisario où les séquestrés, comme le raconte Mimoune Zeggaï dans son témoignage Le miraculé de Tindouf, ont subi une torture systématique et inhumaine durant des décennies.
2 Harcelé par les organisations internationales et les grandes puissances, les tortionnaires cherchent à maquiller le scandale, à maintenir l'omerta en muselant les rescapés à force de promesses et d'intimidation : « On prendra soin de toi […], mais, en contrepartie, tu la boucleras12 », insigne-t-on à Marzouki au moment de sa libération, en lui faisant comprendre qu'il y va de l'image du pays. Révélé au grand jour, le bagne de Tazmamart est rasé à la hâte comme s'il suffisait de supprimer la scène du crime pour camoufler la honte et se laver la conscience des atrocités qui y ont été perpétrées. Mais la suppression du lieu ne fait qu'exacerber la mémoire. Les récits des survivants de Tazmamart, des camps de Tindouf, comme avant eux les camps nazis, les camps communistes et autres bagnes de la mort interpellent la conscience collective et luttent contre la tentation de l'oubli. « À ignorer le passé, on risque de le répéter 13», affirme Todorov. Des livres ont été écrits pour empêcher la reproduction de l'épouvante et libérer un cri de douleur longtemps réprimé. « Nous avons peut-être survécu pour témoigner de l'horreur14 » et dénoncer l'injustice, affirme le capitaine Hachad. « Se taire est une trahison », surenchérit Khalid JAMAI dans un éditorial de l'Opinion qui est reproduit par Marzouki à la fin de son témoignage15. Il ne s'agit, en effet, ni de cautionner les pratiques tortionnaires quels que soient les méfaits attribués aux condamnés, ni de se complaire dans un silence complice et assassin ; il est question, au contraire, de crever l'abcès, de préciser les responsabilités, de regarder l'histoire du pays en face pour comprendre le sens des faits et garantir un départ sain pour une réelle réconciliation : « c'est en reconnaissant ses erreurs qu'un État devient grand et puissant 16» affirme Mohammed Raïss.
3 Le but de notre ouvrage collectif consiste à interroger toute cette littérature carcérale, dont la profusion même est un phénomène très sain, comme écriture de l'extrême, du malaise, de l'abject et d'une horreur qu'il s'agit d'exorciser par le verbe, mais aussi comme expression d'une mémoire qui doit être sauvegardée pour le bien du pays et des générations futures.